LE DOSSIER

Les images populaires vietnamiennes du Têt

Un patrimoine culturel & artistique


Jadis, à l'occasion du Têt, à la ville comme à la campagne, toute maison vietnamienne devait être parée des sentences parallèles (1) écrites sur du papier rouge et d'images. Ces images naïves, pleines de charme, aux couleurs éclatantes, sont très représentatives des croyances, des modes de vie de la population, de l'histoire et de la littérature du Viêt Nam. La description poétique de Lê Van Hoc constitue une excellente base de départ (2) pour comprendre l'engouement suscité par ces oeuvres artisanales, durant des siècles :

« Les images (du Têt) représentant des poulets, des cochons, sont rouges comme le riz gluant coloré au momordica (gâc), jaune comme le riz mûr, verte comme les jeunes plants de riz, ou bien jaunes comme le cucurma avec lequel on cuit le poisson dans la saumure, vertes comme le premier riz gluant (côm), rouges comme le maïs bien mûri, brunes comme la terre labourée, toutes couleurs auxquelles les vietnamiens sont habitués et qu'ils aiment depuis tant de générations. Ces couleurs sont profondément imprimées dans le coeur et l 'esprit des paysans et, transmises de père en fils, elles ont fini par devenir les couleurs spécifiques de notre peuple. Les couleurs éblouissantes et variées des images chinoises et européennes offusquent trop les yeux ; elles ne sont pas naturelles, habituelles comme les couleurs rustiques, simples, sans apprêt, de nos images du Têt ».

Si tout au long de l'année des images de souhaits et des images religieuses étaient fabriquées à la demande du public, la fête du premier de l'An sino-vietnamien les mettait en vedette. Fruit d'une tradition plusieurs fois séculaire, les images populaires du Têt étaient produites par les artisans, selon une technique transmise de génération en génération et des sources d'inspiration qui ne varieront qu'avec l'avènement de la République Démocratique du Viêt Nam.

 

I - HISTORIQUE :

Il est difficile de déterminer l'époque précise où sont apparues « les images populaires » au Viêt Nam. Des chroniqueurs mentionnent que, sous les dynasties des « Lê postérieurs » et des « Mac » ( XVème et XVIème siècles), pour le Têt, on décorait le palais royal et les habitations de Thang Long, la capitale, avec des gravures de coqs (génie gardien) à la foi pour conjurer les mauvais esprits et être chanceux tout au long, de la nouvelle année. La transmission de cette technique, de la Chine au Viêt Nam, aurait été opérée par un célèbre lettré, Luong Nhu Hôc, vénéré par la suite comme génie, comme « patron » des imagiers du village de Dông Hô... Mais si on relie l'impression des premières images populaires vietnamiennes ( non encore colorées ) à l'introduction au Viêt Nam de l'imprimerie par xylographie, on peut situer leur apparition en même temps que celle du papier de rhammoneuron, c'est-à-dire au temps des Ly (1010-1225) et des Trân (1225-1400).

En tous cas, ce que l'on peut affirmer c'est qu'à l'origine ces estampes ont toutes été dues au pinceau d'artistes chinois. Comme dans bien d'autres domaines, les artisans vietnamiens ne se sont pas contenté de reproductions à l'identique. Au fil des siècles ; en faisant oeuvre créatrice, ils les ont modifiées, tout du moins dans les choix des sujets et leur illustration.

Preuves en sont les images humoristiques et celles relatives à la vie campagnarde. Bon nombre d'images anciennes n'ont malheureusement pas résisté aux méfaits du climat et des « ans », ni aux vicissitudes des nombreuses guerres. Cependant, des planches d'irnprimerie gravées sous le règne du roi Minh Mênh (1820-1840) ont pu être sauvées et sont précieusement conservées au Musée des Beaux-Arts de Hanoi.

Avant la guerre de 1940-1945, la production des images du Têt était très importante. Elles se vendaient à Hanoi et dans tous les villages du delta. On les achetait par devoir (respect des traditions), mais aussi par plaisir. On les achetait pour soi et non pour les offrir. Celles qui étaient les plus demandées étaient les images religieuses représentant le Génie du Foyer, les Huit Immortels, les génies des Quatre Palais, les génies Grands Mandarins et les images rustiques chères à une population majoritairement campagnarde. On les utilisait pour orner l'autel des ancêtres et décorer la maison. En 1954-1955, leur importance décroît (1/6 ème de la production d'avant-guerre). Par la suite, avec l'avènement de la République démocratique du Viêt Nam, le gouvernement a adapté les thèmes traditionnels à sa propagande politique et développé l'imagerie imprimée.

II - FABRICATION

Dans le cadre limité de ce dossier, on laissera de côté la description détaillée des techniques utilisées en nous cantonnant au mode de production. Dans les familles d'imagiers, chacun avait une tâche bien définie : enfants à partir de dix ans, parents voire grands-parents. La même famille pouvait cumuler toutes les activités nécessaires à la production : fabrication du papier, gravure des planches, estampage des images, coloriage, retouches, pose des baguettes de suspension... Les familles portaient ensuite leur production au marché pour la vendre. Elles déployaient une grande activité au cours du 11 ème mois lunaire, le Têt étant la période durant laquelle leur marchandise se vendait le mieux. Les autres mois, elles fabriquaient des objets votifs offrant un bon rapport toute l'année. Dans les années 50, il ne restait plus que deux centres de production selon les techniques traditionnelles : Dông Ho et Hàng Trông. Tous deux utilisaient comme matériau de base le papier journal.

 

• DÔNG HO

C'est un village de la province de Bac Ninh où subsistaient encore une trentaine de familles qui possédaient des planches d'images du Têt. Après la moisson du l0ème mois, elles les sortaient et commençaient à tirer des images jusqu'aux alentours du 20 du 1 er mois de la nouvelle année. Ces planches, ciselées de traits profonds, étaient moins lourdes et plus petites que celles du centre de Hàng Trông. Pour les appliquer sur le papier, on se servait de la poignée fixée au dos à l'aide de laquelle on pouvait les tenir. Des plaques de couleurs étaient imprimées sur le papier en même temps que les dessins des contours de l'image. Les couleurs provenant de matières naturelles (fleurs, feuilles, coquillages) étaient moins éclatantes que celles utilisées pour les images de Hàng Trông. Les images populaires de Dông Ho traduisent la beauté sans artifice et un humour du goût des campagnards.

•  HÀNG TRÔNG

Ce centre situé dans une des vieilles rues du quartier des « 36 corporations » de Hanoi, dont il portait le nom, rassemblait de nombreux dessinateurs, sculpteurs sur bois, imprimeurs venus de divers villages pour y travailler sur gages. Il produisait de grandes quantités d'estampes pour répondre à la forte demande de la population. Celles-ci étaient imprimées sur du papier grand format. Certaines se présentaient sous la forme de rouleau, muni d'un bâtonnet pour la suspension au mur.

Les planches d'imprimerie de ce centre étaient du même format que le papier et gravées sur les deux faces de traits fins et minces, contrairement à celles de Dông Ho. On imprimait seulement les traits des contours en noir. L'artiste colorait ensuite le dessin au pinceau en se servant d'encres chimiques et en faisant ressortir les nuances.

Les thèmes les plus souvent traités dans les images de Hàng Trông sont : des souhaits de bonne année, des scènes de la vie quotidienne, des contes populaires... On y trouve aussi - et c'est ce qui les caractérise - des images cultuelles de Bouddha, des génies Ông Hoàng (le Prince), Bà Chua (la Princesse), Ngu Hô (les cinq Tigres-génies) ...

III - VARIETES ET SIGNIFICATIONS

Selon leur fortune, toutes les familles achetaient à l'occasion du Têt un nombre plus ou moins grand d'images. Leur grande diversité permet d'appréhender l'univers religieux, intellectuel et moral dans lequel vivaient les Vietnamiens. Ils les distinguaient par genre donnant lieu à certains classements :

  1. Images religieuses : bouddhiques, génies, culte des médiums ...
  2. Images historiques : comme celles représentant les sœurs Trung.
  3. Images éducatives et à caractère moral : exhortations à faire le bien, à la piété filiale, travail, métiers ...
  4. Images représentant de beaux paysages, des sites célèbres ...
  5. Images satiriques : chat et souris, école des grenouilles, histoire du silure et du crapaud ...
  6. Images comiques : cueillette des noix de coco, scènes de jalousie ...
  7. Images de souhaits : les trois Abondances, souhaits de richesses, de prospérité...
  8. Images-talismans : pour la protection des habitations.
  9. Images de la vie courante (essentiellement à la campagne) : marché, jeux se déroulant lors des fêtes, illustrations des dictons et proverbes, si prisés des vietnamiens.
  10. Images inspirées par des oeuvres littéraires, comme le Kim Vân Kiêu.

Nous avons choisi d'illustrer ce classement par quatre images :

  • Une image cultuelle : (du centre de Hàng Trông) les cinq tigres.
  • Une image comique : (du centre de Dông Ho) scène de jalousie.
  • Une image satirique : (du centre de Dông Ho) la procession du rat licencié (allusion aux concours triennaux) et le mariage des rats.
  • Une image de souhaits : (du centre de Dông Ho) la truie et ses cochons de lait, la poule et ses poussins. Traduction : « vous aurez une prospérité semblable ».

Pour le Têt, les gens aisés décoraient l'autel du culte des ancêtres et le salon de panneaux dorés et peints de vermillon. Des vases à fleurs, le plateau des cinq fruits rituels, le brûle-parfum... étaient disposés sur l'autel devant lequel était suspendu un rideau de brocart, brodé de dragons et de phœnix. Les murs des différentes pièces étaient tapissées d'images du Têt choisies selon le niveau de culture, la position sociale des membres de la famille. A la porte d'entrée était fixée l'image du Coq (génie gardien de la maison).

Chez les gens à revenus modestes, la décoration de la maison était plus sommaire, encore plus symbolique. Sur la cloison du fond de l'autel du culte des ancêtres, on collait une image représentant tous les objets cultuels: vase à fleurs, le brûle-parfum etc. Une image symbolisant le rideau de brocart était suspendue devant l'autel. Sur les cloisons et les murs des images de petit format (souvent bucoliques) constituaient les éléments de décoration.

Ainsi, dans chaque demeure et selon les moyens de chacun, se trouvaient exprimés dans ces décorations les souhaits de Nouvel An, accompagnés d'allusions suggérées par telle fleur, tel fruit, tels animaux ... Il y a dans les images du Têt tout un langage conventionnel et symbolique dont la richesse mériterait un long développement. A titre d'exemples : la pêche, la grue et la tortue sont porteuses de longévité ; le coq symbolise les cinq vertus (civiles, guerrières, bravoure, bonté, confiance) ; le pore, l'abondance ; la truie et ses petits, l'abondance accompagnée d'une nombreuse postérité.

Les images du Têt, autrefois si prisées, ont disparu des marchés, des échoppes, des lieux publics. Quel dommage ! Elles répandaient une fraîcheur pleine de spontanéité, une poésie qui se mêlaient à la joie de l'arrivée de la nouvelle année. Leurs couleurs vives étaient en harmonie avec l'atmosphère de liesse des Têt d'antan. Le développement considérable de la peinture vietnamienne contemporaine en a été une des causes majeures.

Désormais, les images d'apparence simples et naïves constituent un patrimoine d'une grande richesse. Si vous avez l'occasion d'en voir, peut-être penserez-vous avec nostalgie aux Têt vietnamiens d'antan, à la fête du Printemps avec les premiers boutons des pêchers du Nord et des « mai » aux fleurs jaunes du Sud.

Bonne et heureuse année à tous. Je vous souhaite mille printemps.

L. B.

(1 ) Les sentences verticales ou transversales, se répondant par deux, étaient rédigées par des lettrés installés sur les places publiques. Elles célébraient le printemps nouveau., faisaient l'éloge du maître de maison, exprimaient les souhaits que l'on retrouve dans les « images populaires » : richesse, honneur, talent, postérité, longévité, etc.

(2) LÊ VAN HOC, « Le song cua tranh ga tranh lon, xuan van-nghê, quy-ty » 1 953, p.6-7.

Bibliographie :

« IMAGERIE POPULAIRE VIETNAMIENNE » par Maurice DURAND - E.F.E.O. Paris 1960.

« ORIGINES & SIGNIFICATIONS DES ESTAMPES POPULAIRES DU TÊT » par MANH QUYNH (article paru dans la revue Indochine)

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